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L’obsession dangereuse des Sénégalais pour la dépigmentation

Affiche de l’association Nuul Kukk pour lutter contre la dépigmentation ©Seyllou-AFP

Depuis plusieurs années, avoir une peau claire est devenu un critère de beauté pour de nombreuses femmes d’Afrique subsaharienne. Ce phénomène de société se diffuse très largement et rapidement. Le marché des cosmétiques est désormais envahi par une multitude de produits, plus ou moins légaux et à des prix divers, afin de pouvoir toucher un plus grand nombre de consommateurs. Cette aspiration massive à la dépigmentation de la peau est alimentée par des campagnes de publicité, clairement incitatives. Pourtant, les dermatologues ne cessent d’alerter sur les risques sanitaires encourus.

Un phénomène de société

Beaucoup de femmes africaines estiment qu’avoir une peau claire les embellit. La majorité d’entre elles appliquent pour ce faire des crèmes de dépigmentation. La pratique s’est complètement banalisée : elle est totalement ancrée dans les grandes villes de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Nigeria et jusqu’en Afrique du Sud. De Dakar à Saint-Louis en passant par Podor, Matam et Dagana, toutes les villes du Sénégal semblent céder à cette tendance d’une peau plus pale. Le Sénégal est en effet le 2eme pays d’Afrique où la dépigmentation est la plus forte, juste après la République Démocratique du Congo (chiffres 2012). On estime que 2 Sénégalaises sur 3 se détruisent ainsi la peau (chiffres rapportés par l’AIIDA, Association Internationale d’Information sur la Dépigmentation Artificielle).

La dépigmentation au Sénégal, ou khessal « éclaircir» en wolof, date des années 70. Au départ elle était pratiquée par des cercles restreints comme par exemples les prostituées. Mais peu à peu, ce phénomène de mode s’est généralisé à tous les milieux sociaux. Aujourd’hui, cette pratique n’est plus l’apanage des jeunes femmes puisque des mères de famille plus âgées sont elles aussi addicts à ces produits éclaircissants. Célibataires et femmes mariées, analphabètes ou instruites, toutes ethnies confondues, sont concernées. A tel point que certains hommes se laissent eux aussi tenter. Plus grave encore, des parents appliquent même ces traitements sur leurs enfants. Une étude, datant de 2012, prouve en effet que 5 Sénégalaises sur 10, c’est-à-dire 52 % des femmes, pratiquent la dépigmentation avant 14 ans.

Un gage de réussite et de beauté

Mais pourquoi vouloir à tout prix s’éclaircir la peau ? Les arguments pour justifier cette pratique sont souvent liés à la séduction. L’idée que la peau claire est synonyme de beauté est profondément ancrée dans les mentalités sénégalaises. Les hommes préféreraient épouser des femmes à la peau plus blanches. Pour mieux leur plaire, les femmes n’hésitent donc pas à s’abimer la santé.

Autre idée préconçue, celle de la réussite sociale. A la télévision, dans les séries, la majorité des présentatrices et actrices sont dépigmentées. Elles font office de référence et renvoient encore une fois l’image qu’on ne peut réussir, occuper une place centrale dans la société qu’en ayant la peau claire. Les patrons et PDG eux-mêmes préfèrent souvent embaucher une femme au teint plus clair, notamment pour des postes en contact avec la clientèle. Ces diktats imposés aux femmes sont une véritable discrimination et agissent comme autant de pressions sur leurs épaules. Les nombreuses publicités pour les produits éclaircissants misent honteusement sur ces croyances en jouant sur l’équation peau foncée = échec professionnel. Lentement mais sûrement, le message rentre dans les esprits…

Publicité pour un produit cosmétique éclaircissant

Derrière ces arguments, il y a surtout une profonde crise identitaire. Se dépigmenter c’est aussi renoncer à sa « nationalité noire », c’est être en quête de reconnaissance sociale et ethnique. Car cette pratique laisse entendre qu’il n’y a qu’une seule beauté qui serait une beauté claire et occidentale, alors que la peau noire, africaine serait forcément synonyme de laideur, de malheur. La dépigmentation contribue à la dévalorisation et continue d’assimiler le blanc comme modèle de référence, même dans le domaine de la beauté. Comme si les stigmates du colonialisme se faisaient ressentir dans ce secteur là aussi…

Une offre considérable et à tous les prix

Les produits dépigmentant sont très facile à trouver, à des prix accessibles pour toutes les bourses. Selon certaines études, le coût mensuel de l’achat de produits dépigmentant varie de 250 à 25000 Fcfa avec une moyenne 3300 Fcfa. Les consommatrices peuvent donc facilement acheter des crèmes, médicaments, lotions, injections… tout est bon pour gagner quelques tons ! Les étals des grands marchés de Dakar regorgent de ces produits. Ici, ils sont en vente libre.

On trouve des produits éclaircissant partout dans toutes les boutiques à Dakar ©RFI

La démocratisation et le boom d’internet ces dernières années a renforcé ce commerce. Il est très facile de commander à des prix compétitifs sur Internet, des produits en provenant d’Europe et des Etats-Unis, souvent présentés comme étant de meilleure qualité. C’est malheureusement rarement le cas… «La réglementation laisse le marché complètement ouvert à beaucoup de produits nocifs. Il n’y a pas de contrôle, il n’y a pas de régulation » dénonçait récemment un cosmétologue à un magazine dakarois.

Ce marché est donc florissant, c’est un véritable business. Des estimations ont permis d’évaluer à 1 milliard de Fcfa par an la somme dépensée à Dakar pour l’achat de produits dépigmentant. Le phénomène ne connaitrait pas de recrudescence mais ce qui est certain, c’est que les produits dépigmentant eux sont devenus plus facilement accessibles.

D’autres vont encore plus loin. Certaines Sénégalaises, pour des raisons économiques, appliquent directement sur leur peau du détergent, des produits défrisant pour cheveux, de l’eau oxygénée voire du papier de verre, normalement utilisé pour poncer les murs,… Un véritable drame pour la peau mais surtout pour leur santé.

Une obsession dangereuse pour la santé

La grande majorité des produits vendus en dehors des lieux de santé officiels ne disposent d’aucune autorisation de commercialisation émise par un organisme médical. “La dépigmentation artificielle constitue un problème de santé publique en Afrique sub- saharienne, particulièrement au Sénégal’’, explique le Dr Fatimata Ly, dermatologue à la Polyclinique de la Médina et présidente d’AIIDA. La plupart des produits contiennent des substances toxiques : mercure, hydroquinonne, corticoïdes,… De vraies bombes à retardement ! Selon elle, “les corticoïdes sont des médicaments qui doivent être utilisés uniquement à visée thérapeutique, il est illégal de s’en servir comme des produits cosmétiques.”

Selon le Guide des Professionnels de la Santé (GPS), les complications médicales de la dépigmentation sont très nombreuses et variées. Certaines sont fréquentes : les dermatologues soignent fréquemment des brûlures. Mais d’autres symptômes apparaissent également : acné, champignons, tâches, mycoses, vergetures, problèmes de cicatrisation… Dans les cas les plus graves, les effets secondaires peuvent inclure des troubles des règles, une insuffisance rénale, l’apparition de diabète et même des cancers de la peau. La santé des utilisateurs est donc réellement mise en péril. «Les gens importent leurs produits du Nigeria, de la Côte d’Ivoire, mais aussi d’Occident. Il est important que la législation se penche dessus pour prendre les dispositions qui s’imposent et pour pouvoir éradiquer ce phénomène», insiste le Dr Cissé, dermatologue à l’hôpital Le Dantec.

Le nombre croissant de nouveaux produits sur le marché et le délai entre l’apparition des premiers effets secondaires, les complications médicales de cette pratique ne sont pas encore toutes connues.

Une mobilisation naissante

De plus en plus de voix se font entendre contre ce phénomène avec pour volonté de «sensibiliser l’opinion publique sur les dangers de la dépigmentation mais surtout obtenir le retrait des corticoïdes du marché des cosmétiques’’ insiste le Dr Fatimata Ly.

Au Sénégal, l’association Ñuul Kuk, « toute noire » en wolof, avait lancé une vaste campagne d’affichages à l’été 2012 en réponse à la campagne publicitaire de la crème Khess Petch (« bien clair » en wolof »). Cette dernière avait affiché sans complexe dans tout Dakar, sa publicité qui promettait un blanchiment de la peau en moins de 15 jours…  Cette vaste campagne pour promouvoir la beauté noire avait mobilisé de nombreuses personnalités comme le photographe Stéphane Tourné, le rappeur Keyti, la styliste Dior Lô, la Dr Fatimata Ly ou encore Kiné Fatim Diop, célèbre militante des droits des femmes. « Ce que nous prônons aujourd’hui, détaille Aisha Dème, à l’origine de l’association, c’est juste d’arrêter la dépigmentation. Qu’on arrête d’importer ces produits, de les vendre, qu’il n’y ait plus de publicité aussi scandaleuse. »

Publicité pour Khess Petch .©AFP PHOTO / SEYLLOU

Autre message fort, cette fois envoyée par Adama Ndiaye, la fondatrice de la Fashion Week de Dakar et de la Black Fashion Week de Paris en 2013 : la jeune femme avait interdit à toutes les mannequins pratiquant l’éclaircissement de défiler. Un acte simple mais important. Comme le dit la styliste Sophie Nzinga Sy, « notre peau est quelque chose que nous devrions aimer ».

Malgré tout, il reste encore fort à faire et la partie est loin d’être gagnée – aucune loi ou mesure n’ont été mises en place pour lutter contre les publicités incitatives ou encore sur la réglementation des produits.

 

Femme noire, extrait de Chants d’ombre, de Léopold Sédar Senghor

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au coeur de l’Été et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l’éclair d’un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or ronge ta peau qui se moire
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

 

 

 

A propos Clémence Cluzel

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