Projeté dans le cadre du festival Afrikabok, ce mercredi 15 novembre, sur l’île de Niodior, le documentaire « Life Saaraba Illegal » de Saliou Sarr et Peter Heller, aborde sans misérabilisme mais avec justesse, le parcours de deux frères Sénégalais, attirés par les sirènes de l’Europe, comme tant d’autres jeunes Africains. Un documentaire qui interroge sur le sort des réfugiés, les causes et conséquences de l’immigration mais aussi sur la notion même du voyage. Un rendez-vous cinématographique à ne pas manquer !
- Quelle est l’histoire du documentaire « Life Saaraba Illegal » ?
C’est l’histoire de deux frères, Aladji et Souley, originaires de Niodior, une île de pêcheurs dans le Saloum. L’aîné a traversé l’Atlantique il y a 10 ans pour l’Espagne où il travaille dans des champs de légumes, de façon illégale jusqu’à récemment. Son frère Souley rêve lui aussi d’Europe et décide de faire ce voyage pour le rejoindre. J’ai donc suivi son périple de 3 000km, du Sénégal à l’Espagne, en passant par le Maroc. « Saaraba » ça signifie la terre promise, l’eldorado, le paradis. C’est ce que représente l’Europe pour les jeunes africains. C’est un documentaire très personnel puisque ces deux protagonistes sont mes cousins. Durant toute la route de cet exil, j’ai tenté de le convaincre de revenir sur ses pas, mais sans succès.
- Ton film questionne sur l’immigration, l’exil, une problématique très actuelle. On s’interroge sur les raisons qui poussent ces jeunes, malgré les risques connus et le travail des ONG et associations, de malgré tout tenter la traversée. Comment l’expliques-tu ?
Niodior est un village de pêcheurs, tout le monde vivait de cette activité. Mais depuis les accords du Sénégal avec l’Europe, la pêche ne fonctionne plus. J’ai grandi sur cette île, j’ai vu tous ces jeunes partir, mes cousins s’en aller. C’est une question générationnelle car il n’y a pas d’alternatives proposées. La majorité part en Europe, tandis que d’autres vont dans des pays voisins.
Je pense que le temps du mythe est passé, tout le monde connait les risques mais l’Europe apparait toujours comme une meilleure solution que l’Afrique. Tout tourne les jeunes vers ce continent.
C’est une situation qui est imposée de l’extérieur car cela fait partie d’un tout : de l’influence du colonialisme, du capitalisme, du manque d’intervention des états africains,… Il y a tout un imaginaire à déconstruire, un schéma à défaire.
Voyager est aussi un droit de chacun mais le système actuel est tel qu’il créé des inégalités car tous n’en bénéficient pas. Les migrants prennent finalement ce qui leur est dû : ils franchissent les frontières illégalement car on les empêche de le faire autrement, par la voie légale.
- Les gouvernements sont donc en partie responsables de cette situation ?
C’est certain ! Les gouvernements africains n’agissent pas. Mais eux-mêmes sont pris au piège dans un système plus global. Les états sont prisonniers de leurs rapports avec les pays européens, encore bloqués dans une situation d’interdépendance. Bien évidemment, ils ont un rôle essentiel à jouer dans la gestion de cette problématique mais on ne peut pas tout attendre de nos dirigeants non plus. Il faut que l’on se prenne en main avec des actions concrètes à l’échelle locale. Nous devons être acteur et ne pas se contenter d’attendre passivement une aide extérieure.
- De nombreux films sur ce sujet, l’émigration, existent déjà. En quoi ce documentaire est-il différent ? Comment ta vision, ton regard apportent-ils une nouvelle réflexion sur ce phénomène ?
L’idée, c’était de montrer le chemin parcours, les épreuves endurées mais aussi les rêves, les expériences et les conséquences de cet exil, aussi bien sur les familles que sur la vie de nos frères en Europe. Par exemple, on voit l’accueil des migrants au Maroc, qui est devenu au fil des ans une véritable forteresse où le racisme anti-migrant est très présent. Ou encore le soutien apporté aux familles restées au pays.
Mon film rompt avec le cliché de l’africain misérable : il raconte une histoire de personnes avec de la dignité, des valeurs qui sont victimes d’un système plus grand qu’eux, qui les dépasse.
Ce voyage est considéré comme un rite de passage pour les jeunes sérères de l’île. Bien sur qu’ils partent pour des raisons économiques et espèrent tous revenir avec suffisamment d’argent au pays. Mais c’est aussi un voyage intérieur pour se découvrir, mieux se connaitre. C’est devenu un moyen de prouver sa valeur, une certaine forme de réussite. Il y a une dimension introspective très importante dans cette odyssée. Voyager c’est chercher quelque chose mais finalement, c’est sur soi que l’on apprend toujours, encore plus dans un contexte difficile. Dans ces situations, nos valeurs sont mises à mal, nos choix questionnés,…C’est là où la quête devient aussi spirituelle : Aladji s’est raccroché à la religion par exemple, cela lui a permis de tenir.
Et puis, je voulais aussi mettre en avant le fait que ces migrants apportent eux aussi quelque chose à l’Europe, en terme d’humanité, de spiritualité. Des notions qui sont de plus en plus absentes de l’autre côté de l’Atlantique, balayées par le capitalisme qui a instauré l’individualisme.
- Ton documentaire a été présenté dans plusieurs pays. Est-ce que cette tournée européenne était aussi l’occasion de sensibiliser sur la question ? Comment ont réagi les publics ?
Je n’aime pas trop parler de sensibilisation. Je lance un débat. Le documentaire nous interroge sur notre condition commune car on est tous des hommes au final. Et ce qui touche l’Afrique, touche le monde. Il faut que les cultures se rencontrent c’est une implication globale. La question qu’on se pose c’est comment on participe, au quotidien, à construire des ponts ou au contraire à construire des murs entre chaque pays, chaque continent, chaque homme ?
Nous avons pu présenter notre film en Espagne (il a fait l’ouverture du 9e festival de cinéma de Bilbao,) en Autriche et en Allemagne. A chaque fois, le public était heureux de le découvrir car il est loin des clichés misérabilistes et met en avant la complexité de la problématique. Au-delà des chiffres, terribles au demeurant, le public voit des êtres humains, leurs parcours, leurs peurs et attentes,… donc cela devient réel, ils peuvent s’identifier.
Le cinéma m’a aussi permis de questionner l’identité africaine, de se positionner et de se demander quel type d’Africain nous voulons être. L’Afrique a besoin de faire un travail sur son histoire, notamment avec l’histoire coloniale pour enfin véritablement s’autogérer et devenir réellement indépendante. Il y a un néocolonialisme actuellement…mais quelque chose est aussi en train de bouger, de changer. Une vision communautaire, un projet commence à germer. Il faut que l’on poursuive dans cette voix et que l’on s’engage plus afin qu’il prenne forme.
- Combien de temps ce film a-t-il nécessité avant de pouvoir être diffusé?
En tout, il aura fallu huit ans avant qu’il ne soit projeté. Nous l’avons réalisé avec Peter Heller, Bernhard Ruebe et moi-même. Nous avons pris notre temps afin de le produire par nos propres soins et de ne pas perdre notre autonomie et liberté de ton.
- Vous avez aussi composé la musique du film « Saaraba » (Saliou Sarr est aussi connu sous son nom de scène Ali Beta).
En effet, j’ai composé les musiques de «Life Saaraba Illegal » qui sont en fait issues de mon album sorti en 2013-2014, « Bani Adama ». Je suis un artiste complet : même si mon domaine de prédilection est la musique, j’aime multiplier les supports d’expression. C’est le meilleur moyen pour faire passer un message et toucher le plus de personnes possible.
- Quelles sont les situations actuelles d’Aladji et de Souley ?
L’ainé à eu des papiers il y a peu donc sa situation est enfin stable. Il m’a d’ailleurs rejoint quand j’étais en tournée en Espagne. Il va rester encore quelques temps travailler là-bas avant de rentrer à Niodior. Et Souley, se porte bien. Lui aussi, il est en Espagne, mais sans papiers.
- Quels sont vos projets ?
Après la projection de « Life Saaraba Illegal » le 15 novembre lors du festival Adrikabok sur l’île de Niodior, le documentaire sera diffusé à Saint-Louis dans le cadre du festival du documentaire africain Africadoc, le 4 décembre. Et puis, en dehors de ce documentaire, j’ai d’autres projets de films en chantier. Inshallah !